LES BIENVEILLANTES

de Jonathan Littell

(Paris, Gallimard, 2006, 903 p.)

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« Livre immoral » ou « retour de l’épopée » ?

Texte critique paru dans Bulletin de l’Association des professeurs et des professeurs d’histoire des collèges du Québec, vol. 13, no 3 (automne 2007)

par Andrée Dufour


(Tous droits réservés)


Le roman historique de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, qui raconte l'histoire du génocide du peuple juif à travers l'autobiographie d'un ancien officier de la SS qui a refait sa vie en France, connaît un succès étonnant. Il a été vendu à des centaines de milliers d'exemplaires; il a été couronné des plus grands prix : le grand prix de l'Académie Française et le Prix Goncourt.


Le livre suscite toutefois la controverse, une controverse qui apparaît notamment dans l’édition de mai 2007 de la revue L’Histoire. En conclusion d’un article qu’il publie dans cette revue, « La vraie histoire des Bienveillantes », Édouard Husson, spécialiste de la Shoah, estime en effet qu’il s’agit d’un « livre immoral » qui met en scène « un voyeur post-sadien, incestueux et parricide » et où l’être humain est complètement nié; alors que pour l’avocat d’affaires et écrivain Michel Guénaire, l’ouvrage représente un « retour de l’épopée », l’auteur ayant « créé un univers, et le récit épouvantable, réaliste et épique, qui porte cet univers est une réussite »[1].

Chargée d’un cours d’histoire contemporaine, plus précisément intitulé L’histoire et les grands enjeux contemporains, j’ai entrepris, et terminé, la lecture de ce gros livre (903 pages!) durant les vacances scolaires, non pas avec la prétention de pouvoir de trancher la question, mais avec le désir d’appréhender autrement, par un mode de narration fictive, l’entreprise allemanded’éradication du peuple juif.

Jonathan Littell a prêté la parole à Maximilian Aue, docteur en droit devenu officier du Service secret de la SS durant les années 1930. Ayant échappé, dans l’uniforme d’un travailleur français conscrit dans le Service de travail obligatoire (STO) en Allemagne, aux poursuites des criminels de guerre, et devenu un industriel respecté, celui-ci entreprend de raconter, dans différentes parties du livre, les grandes étapes de son parcours de guerre. D’abord chargé, au sein des tristement célèbres Einsatzgruppen, d’exécuter les Juifs d’Ukraine, Aue est ensuite affecté, à la suite d’une vengeance jalouse de certains collègues, à une mission d’information sur le front de Stalingrad. Miraculeusement rescapé de cet enfer, il reçoit la mission d’améliorer la production industrielle allemande par des détenus des camps de concentration et d’extermination, puis, à la fin de 1944, de superviser la fermeture de ces camps. Ayant réussi à regagner Berlin, capitale alors en pleine confusion, il termine son « service » au printemps 1945 à titre sorte d’agent de liaison de la SS.

Cette trajectoire, le fait que le narrateur soit homosexuel, mais plus encore qu’il projette l’image d’un intellectuel modéré face au génocide des ennemis du peuple allemand font, comme l’estime Édouard Husson, que Maximilian Aue, apparaît « un personnage complètement invraisemblable » (p. 8). Un personnage dont le récit d’une précision pour le moins étonnante, impossible même, témoigne d’une vanité démesurée et d’une effroyable cruauté malgré ses fréquentes excuses faites sous le couvert d’une efficacité nécessaire, imposée par une obligation d’obéissance.

L’ouvrage, fort bien écrit, n’est tout de même pas dénué d’intérêt.

Selon Édouard Husson, son principal mérite est d’avoir « attirer l’attention sur une dimension de la Shoah bien étudiée par les historiens ces dernières années mais encore méconnue du grand public : l’ampleur de la ‘Shoah par balles’ », par fusillades, qui dura jusqu’en 1944 et qui a fait non pas 1,3 million mais plutôt 2 millions de morts, soit le tiers des décès provoqués par l’holocauste[2].

Le livre rappelle égalementl’aveuglement idéologique allemand : cette conviction viscéralement ancrée de supériorité raciale nécessitant notamment l’épuration de la race allemande par l’élimination des juifs mais aussi, on le savait, des Tsiganes, des handicapés, des malades mentaux, des homosexuels et, cela on le savait peut-être moins, par une importante diminution de la population polonaise jugée vraiment excessive; nécessitant aussi de la reproduire par l’encouragement constant fait aux jeunes gens sains, aux femmes surtout, qualifiées de « sac à semence, de couveuse, de vache à lait »[3], de procréer.

Les Bienveillantes rappelle aussi d’une façon terriblement détaillée les horribles conditions faites aux détenus qu’on utilisait jusqu’à leur dernier souffle dans les usines allemandes situées près des camps, et pour DORA, l’ultime projet de construction souterraine du V2, ainsi que les effroyables méthodes d’élimination des ennemis du peuple élu.

L’ouvrage revient sur les conditions épouvantables vécues par les soldats sur le front russe, à Stalingrad, et sur l’incapacité de la 6e armée allemande à repousser les forces bolchéviques dont la Wermacht avait mal mesuré le degré d’organisation et de résistance. Intéressante nous apparaît aussi l’évocation de l’atmosphère régnant à Berlin, bombardée par l’aviation britannique et américaine, de l’ampleur des destructions et,malgré cela, dans certains milieux, de la continuation des fêtes, voire des orgies à quelques jours du suicide d’Hitler et de la chute du Reich.

L’auteur nous fait aussi assister à l’évacuation, à la fin de l’année 1944, des camps d’extermination faite dans un désordre complet et marquée par le sauve-qui-peut des officiers et une brutalité sans nom. Et aux tentatives risquées de nombreux soldats et officiers allemands coupés de leurs unités de combat pour rejoindre Berlin à travers une Allemagne déjà envahie par l’armée soviétique.

Ce sont là, il me semble, les éléments à retenir de ce livre, de ce trop gros livre. La grande majorité des pages revêtent un caractère « immoral » en ce sens que l’auteur, ayant utilisé les récits et témoignages justificatifs d’anciens Einsatzgruppen, tente à son tour de conférer à son narrateur une vision rationnellement justifiée de l’holocauste.

L’ouvrage apparaît également rebutant en ce qu’il révèle des préoccupations scatologiques allant jusqu’à l’obsession et, surtout, qu’il contient des pages entières racontant les rêves ou les journées de pur délire et de divagation incestueuse de l’officier Aue.

En définitive, il ne me semble aucunement approprié de suggérer cette lecture à mes étudiants et étudiantes du cours d’histoire contemporaine soucieux d’approfondir la tragédie de l’holocauste. Les informations rigoureuses et crédibles requises, les esprits curieux les trouveront à travers les ouvrages sérieux reconnus, notamment repris dans la bibliographie qui accompagne l’article de la revue L’Histoire.


[1] L’Histoire, no 320 (Mai 2007), p. 18 et 19.
[2] Édouard Husson, « La vraie histoire des Bienveillantes », L’Histoire, … p. 9.
[3] Jonathan Littell, Les Bienveillantes, p. 747. L’auteur mentionne cependant, avec étonnement, le fait que les fameux « snipers », tireurs d’élite immortalisés dans le film Stalingrad (Jean-Jacques Arnaud, 2001), étaient souvent des femmes.